Mátételkiné
Holló Magdolna
Les figures de l’argot criminel
Introduction
L’argot criminel, l’un des
différents types de l’argot, est caractérisé par un lexique extrêmement riche.
La grande créativité lexicale de
cette forme langagière affirme la grande vitalité de ce langage dynamique, en perpétuel renouvellement, et souligne la
motivation de la création et le penchant à l’innovation de l’argotier.
Ce sociolecte, ce parler cryptique des
truands, des marginaux, est une langue orale, non livresque, mais véridique,
utilisé dans un monde un peu clos. Il est le reflet
d’un langage de micro-sociétés qui évolue à un rythme particulièrement rapide,
du fait qu’il est trop vite dévoilé par les non-initiés, en premier lieu par
les policiers. De plus les médias ne sont pas étrangers à cette mutation
puisqu’ils véhiculent à travers le cinéma et la télévision une grande partie
du lexique argotique, le mettant ainsi à la portée de tous. En conséquence les
usagers de cette mouvance langagière sont contraints de „recrypter”
immédiatement leur langage au rythme du bouillonnement de la société, de la
civilisation en pleine transformation.
Pour le linguiste, en
particulier pour un étranger ne vivant pas en France, ce vocabulaire, plein de
termes devenant rapidement obsolètes, est difficilement saisissable compte
tenu de sa grande fluctuation et de sa perpétuelle innovation.
Le vocabulaire de l’argot
comporte en effet deux aspects: la création lexicale proprement dite et
l’utilisation détournée de termes déjà existants par transpositions
sémantiques et formelles. Dans cet exposé je m’intéresserai
aux procédés sémantiques de cette création, en étudiant plus particulièrement
les figures (métaphores, métonymies et synecdoques) apparaissant dans certains
secteurs délinquantiels où l’argot fleurit particulièrement (prison, trafic de
drogue, vol, cambriolage, proxénétisme), et dans le champ lexical de la police
bien sûr dont le sujet a bien évidemment imprégné ces milieux.
Les images et les matrices sémantiques de
l’argot criminel
La plupart des changements
sémantiques peuvent se rapporter à des procédés traditionnels. Pour ce qui est
du signifié, la création s’élabore dans les figures récurrentes de la
métaphore et de la métonymie Il convient d’observer, comment un mot passe, de
sa signification première à son sens imagé exprimé grâce à une figure.
La métonymie indique une caractéristique
permanente, intrinsèque de l’être ou de la chose qualifiés, elle consiste à
désigner une chose par l’une de ses qualités, l’un de ses aspects conçu comme
permanent et essentiel (lame pour le
„couteau”, bavard pour „l’avocat”,
curieux pour „le juge”,
pétard pour „le pistolet” ou la
„cigarette de hashish”, etc.). La métaphore, quant à elle, est le trope le
plus fréquent dans mon corpus fonctionnant par similarité de sens (boucler pour „emprisonner”, casser pour „cambrioler”,
galère pour la „situation matérielle
difficile”, etc.).
Les créations argotiques sont
souvent le produit de matrices sémantiques. Dans tous les cas on voit que la
productivité paradigmatique repose sur une image initiale qui la justifie et
rend les mots transparents pour les utilisateurs du code, mais opaques pour
ceux qui ne le connaissent pas.
Les malfaiteurs, les locuteurs de l’argot
criminel, sont en contact permanent avec les forces de l’ordre, réussissant
dans le meilleur des cas à y échapper tout en les égarant, souvent grâce à
leur langage équivoque, inintelligible même pour les policiers. Une étonnante
richesse synonymique apparaît donc pour le mot „policier” qui est l’objet de
surnoms multiples, d’évocations variées. Cette multiplicité de créations
argotiques s’explique par le caractère émotif de ce langage: j’entends par là
que les mots traduiront le ressentiment, l’hostilité, la peur éprouvés en face
de la police, et exprimeront souvent l’ironie, et en prise directe sur la
réalité, se renouvellent rapidement, attestant l’hypertrophie des forces
créatrices.
Dans le domaine de la police un grand nombre de
métaphores joue sur le personnage lui-même. Les noms argotiques du policier
relèvent de différentes matrices. La première, fondée sur l’image du policier
en civil qui glane des renseignements comme un poulet picore des grains, a
donné naissance à toute une série de formes synonymes, comme variantes
de poulet:
poulardin, poulman,
poulardoss, poulaille, royco
(une marque de potage au poulet),
perdreau (jeune policier en civil),
piaf (policier continuellement présent sur la „voie publique”), et le
paradigme créé à partir du terme générique
volaille pour la police: poulaille, maison poulaille, poulailler,
maison de la poule, maison poulaga, flicaille, flicaillerie, etc. La
seconde matrice concerne les policiers en uniforme qui sont supposés avoir des
manières brutales: ce sont les cognes
(ils cognent), des bourres (ils vous
bourrent de coups) et de là des bourrins
ou des bourriques.
Ce glissement de sens est employé fréquemment
dans le vocabulaire des voyous pour désigner les policiers, la série de
transpositions métaphoriques animalières est remarquable: les volatiles -
poulet, perdreau,
piaf,
hirondelle, pic-vert; les équidés -
bourre, bourrin,
bourrique,
roussin; autres – lapin-ferré
(référence au cheval et
à l’expression
coup de lapin dans le sens de saisir
vivement quelqu’un par derrière ),
arnouch pour le policier qui siffle comme le serpent,
blaire/au pour le policier ayant du bon flair, qui sent, „blaire”
l’affaire, comme l’animal pourvu
d’un nez pointu. Nous trouvons
également une série de métaphores jouant sur une caractéristique du policier
et employées de façon dépréciative:
serre-patte, serre-pied, serre-fesses; coy, Starsky (héros des séries
policières de la télévision américaine), ou
cow-boy tout simplement,
zombie (signifiant un fantôme dans la langue créole, allusion à une
personne sans caractère, dépourvue de toute volonté),
mickey (référence à leur caractère
peu intéressant, médiocre, faux dur),
fouille-merde (pour les enquêteurs en quête d’indices),
pastaga-calva et
biturin (désignant le policier
aimant l’alcool).
J’ai trouvé quelques métaphores qui jouent avec
des objets propres aux policiers: le
papillon pour l’avis de contravention (on le considérera comme une
métaphore, si on prend en compte la légèreté du vol de cet insecte, ou comme
une métonymie, si on associe le papillon à la déformation du mot papier), le
sous-marin (soum), la cage
(cageot, cagette), la
cuve, la
tuve (tube) pour le car de police banalisé où les flics se cachent
pendant la filature: la planque, le
moulin à café pour l’hélicoptère de
police dont les voilures tournantes et le bruit rappellent l’ancien moulin à
café manuel, les bracelets, les pinces, les pincettes, les épingles,
les gourmettes pour les menottes.
Les transpositions métonymiques sont également
fréquentes en parlant du policier, qui est désigné par un élément de son
vêtement: bleu pour le policier en général ou képi pour l’agent de sûreté, d’après l’uniforme,
pic-vert (jeu de mot sur le lexème
„pie” désignant un cheval, un volatile et un acte pieux, c’est la déformation
de l’expression „p’tit vert”, avec allusion péjorative aux épaulettes vertes et à l’immaturité des jeunes
policiers). Ce procédé est employé aussi pour désigner les accessoires du
policier: le calibre pour l’”arme de
poing”, terme utilisé aussi bien par le malfaiteur que par le policer, la
gomme (la goumi) pour la matraque en caoutchouc
(terme ayant une valeur métonymique si on considère uniquement que la matière
désigne l’objet, mais valeur métaphorique, si le sens rappelle celui qui
permet d’effacer ... la faute, voire le sourire...).
Continuons ces séries métaphoriques avec les
termes péjoratifs et ironiques pour l’indicateur de police, qui prennent en
compte un trait de caractère ou un aspect du comportement avec une connotation
ironique: balance,
donneur, bavette, indic/ateur,
rapporteur, mouton, taupe,
mouche,
mouchard, cafard, cafteur,
et l’antiphrase mon ami (emploi
détourné de cousin et de tonton). Tous ces hommes de paille
de la police (prête-nom dans une affaire malhonnête) peuvent leur donner un
tuyau (renseignement que l’on glisse
dans le tuyau de l’oreille).
Une longue série synonymique de verbes
désignant le fait d’avouer est composée également de métaphores:
donner, vendre, jeter, r/envoyer l’ascenseur, lâcher cher, commérer
(terme exprimant les paroles indicrètes), accoucher (verbe devenu intransitif
dans l’argot: le policier fera „accoucher” le délinquant en le pressant de
questions), s’affaler (emploi
métaphorique du terme de marine „s’effondrer” pour se laisser tomber), s’allonger (proche de „s’aligner” au
transitif et évoquant l’idée de soumission craintive au sens pronominal:
l’homme qui avoue, et plus encore qui dénonce, se comporte en vaincu sans
courage face à la police), dégonfler
(vraisemblablement la vogue du pneu „ballon” pour les bicyclettes de tourisme,
qui „se dégonflait”, mais ne „crevait” pas, est à l’origine de ce calque), se déballoner (sur le modèle de
„dégonfler”), baver (bavarder
négativement), dégueuler, cracher,
manger le morceau, en manger, manger sur, se mettre à table, passer à table,
casser le morceau, casser (d’où un jeu de mot:
casserole pour le dénonciateur), en croquer, en becter: expressions se
rattachant à l’idée de manger le pain de la police, c’est à dire le
mouton, personne docile et
exploitable, „vendu” à la police acceptant de fournir des renseignements aux
policiers, est récompensé par un repas normal. „Dénoncer” c’est peut-être
„manger”, parce que la police laisse l’accusé sans manger jusqu’au moment où
il avoue?...
On trouve quelques verbes métaphoriques
désignant le fait de se cacher, fuir la police:
se mettre au vert, se tirer en douce,
et pour exprimer qu’on est déjà sous surveillance policière: les avoir dessus, les avoir sur le cul.
Pour la voiture des malfaiteurs: la
caisse (terme utilisé par analogie
de forme avec la carrosserie d’une voiture de type berline), la grosse allemande (pour la
Mercedes), merguez, gros couscous,
sauccisson (termes diatopiques pour les voitures maquillées
à Marseille). Les malfrats usent aussi des figures
pour qualifier des armes. Elles sont exprimées par les images suivantes: le
calibre, le
pétard, la pompe. Une
autre série métonymique est construite sur l’idée de tuer: on trouvera soit
une référence clinique ayant rapport au cadavre:
refroidir, soit une
référence à la position de la victime:
descendre, soit à l’élimination de
l’individu: escarper.
L’argot dispose aujourd’hui encore d’un lexique
spécialisé, que le grand public connaît plus ou moins bien, au fur et à mesure
que diminue la fonction cryptique, mais dont il ne perçoit pas nécessairement
les nuances. Dans le domaine du vol il est fréquent de préciser la spécialité
du voleur à l’aide des termes métaphoriques. Ces mots ne sont pas vraiment
synonymes, chacun désigne une certaine technique de vol: le
rat d’appartement est le cambrioleur
-par analogie au rat d’hôtel
cambriolant les chambres d’auberge-, l’alpiniste
est spécialisé dans l’escalade des balcons, des gouttières ou passe par les
toits pour pénétrer dans les appartements, le
roulottier vole des objets à l’intérieur des
roulottes: des voitures à l’arrêt,
les tireurs et les
plongeurs sont les "pickpockets",
spécialistes du „vol à la tire”, l’enquilleuse
est la voleuse qui cache son butin entre ses cuisses -entre ses
quilles-, etc.
La substitution synonymique est une forme de
changement de sens constante dans les parlers populaires. Le procédé n’a rien
de spécifiquement argotique, mais on comprend les possibilités qu’il offre à
un langage secret. Il a été constamment employé à des fins cryptologiques,
c’est peut-être une des principales lois de la création argotique qui met en
évidence l’existence de séries synonymiques ou parasynonymes. On voit
apparaître p.ex. au XVe siècle le mot „fourbe”: „voleur” et c’est la parenté
avec le verbe „fourbir” (nettoyer un objet de métal, le faire briller) qui a
fait du voleur, du fourbe, un „nettoyeur”. Nous avons une image qui va initier
une matrice sémantique: puisque le „voleur” est un „fourbe” et „voler” est
synonyme de „fourbir”, on disposera pour cette activité des verbes
métaphoriques transposant l’image de la lessive comme:
laver, nettoyer, lessiver, éponger,
essorer, rincer, d’où des expressions comme
se faire nettoyer pour „se faire
dépouiller”, et aussi plus récemment les termes si fréquents:
blanchir l’argent et le
blanchiment de l’argent.
Pour l’action de voler une série de verbes
métaphoriques est donc à noter, soit exprimant le geste du vol:
tirer, gratter, ratisser, ratiboiser,
faucher, carotter (tirer la carotte) -avec une connotation agricole
(jardinière) pour ces trois derniers verbes-, soit le fait de dépouiller:
taxer, soit un emploi ironique d’un
verbe technique: repasser.
Les noms argotiques du souteneur sont également
un bon exemple des matrices sémantiques. La série synonymique de
transpositions métaphoriques pour qualifier le proxénète (le
proxo) est construite sur l’image du
poisson: maquereau,
hareng,
hareng-saur, dos-vert,
barbeau,
barbillon, goujon,
brochet,
fish et poiscaille au sens collectif. Selon une hypothèse le terme maquereau désigne le souteneur parce
que le poisson maquereau a pour fonction, à l’époque des amours, de servir
d’intermédiaire entre les harengs mâles et les harengs femelles, ainsi il est
en quelque sorte le proxénète des harengs.
L’image de la prostituée est aussi identifiée à
certains animaux, comme le cheval:
cocotte, cheval, bourrin,
ponette,
ponifle, pouliche et comme
les crustacés: crevette,
langouste,
langoustine, et les
poissons: morue et
limande. Et si cette dame, la
turf, travaille: elle va au turf
, pour en revenir à la métaphore chevaline.
Pour ces deux dernières catégories il faut
signaler qu’il y a des différences entre les synonymes, puisque chacun
correspond à une spécialité particulière de ces métiers, on y trouve même une
certaine hiérarchie (homme, mac, mec,
costaud pour le grand souteneur;
Julot est un emploi péjoratif et ironique de Jules pour le petit
souteneur, par analogie à l’expression
petit Julot casse-croûte, petit voyou qui ne cherche que sa subsistance
quotidienne, l’amant d’une prostituée occassionnelle qui se fait nourrir par
elle; le passeur est celui qui
recrute les prostituées; la taupe
est la prostituée qui est la maîtresse du proxénète, l’amazone est celle qui ne travaille qu’en voiture, mais la marcheuse et la bitumeuse racolent sur la voie publique, comme la chandelle (analogie de la forme et de
l’idée de „station debout” pour la „grue”), la
gagneuse est une fille d’un bon
rapport du point de vue du proxénète, qui „gagne”
gros, tandis que l’occasionnelle ne lui assure pas un
revenu permanent, la call-girl est
„en haut de l’échelle”: une donneuse
de luxe qu’on peut appeler par téléphone, la
professionnelle est une prostituée expérimentée d’un certain âge:
une vieille poule. Une autre
métaphore apparente la grosse prostituée disgracieuse au
boudin, terme étant à la croisée de deux images: la viande, mais
aussi le cheval, le bourrin.
J’ajoute à cette liste des locutions verbales connues construites à l’aide
d’une métonymie pour „racoler”: faire le
trottoir, faire le bitume, bitumer.
Le domaine de la prison fournit également un
très grand nombre de séries métaphoriques. Pour l’emprisonnement on remarquera
que le thème de l’enfermement est lié aux petites dimensions. Pour la cellule
nous avons le placard, la
cage, le trou, le
violon, la
ratière, l’ours. Ajoutons
le composé périphrastique péjoratif, le
tas de pierre, évoquant à la fois une idée d’étouffement et du lieu
tellement fortifié qu’il est infranchissable. Cet enfermement est aussi lié à
l’idée de la température basse de la cellule et à la maladie qui donne lieu à
une série métaphoriques de verbes:
descendre à l’ombre, aller au frais, aller au frigo (dont une variante
diatopique: aller au chaud à
Marseille); être contaminé, être malade,
être fatigué, être à l’hôpital, être à la clinique,
se faire mal ou
se raquer cher (avoir du mal
à supporter la détention).
Pour rester dans le domaine de la prison, on
signalera que les détenus ont inventé des dénominations métaphoriques pour le
surveillant: le maton et le gaffe (venant
des verbes faire gaffe, mater,
c’est-à-dire surveiller); le
rondier et le porte-clé
parce qu’il fait sa ronde avec son énorme trousseau de clés; le
chat dont l’appellation est
l’aboutissement d’une série de jeux de mots: le chat, petit mammifère à poil doux, mais aux griffes acérées, s’appelle
en argot un greffier -déformation de
„griffes”-, et comme le gardien travaille parfois au greffe, on l’a baptisé
chat, de plus il est posté à la
ratière…; le crabe: allusion à sa
façon de se déplacer en crabe dans son travail -marchant de côté-, ce
crustacé, ce vieux crabe qui sent
mauvais, qui pue, véhicule une connotation péjorative tout à fait appropriée
pour un matuche. De plus, si on
pense que le crabe est un cancer et le cancer est une maladie, on est revenu
avec un petit glissement sémantique à la maladie, sujet préféré des détenus.
Certaines images métaphoriques se réfèrent aux
attributions des prisonniers: le prévôt
est celui qui règle les problèmes intimes parmi ses camarades, en tant que
chef de chambrée bénéficiant de la confiance des autres, à qui on confesse
facilement (allusion au personnage ecclésiastique), le
gameleur est celui qui apporte la
„gamelle”, qui sert le repas, le garçon
est un délinquant avéré, l’auxi est celui qui nettoie.
En ce qui concerne les „activités” carcérales,
elles permettent de passer le temps. Ainsi on aura les verbes:
piquer les dix (tourner en rond
entre quatre murs, allusion à dix pas),
prendre des bonbons (médicaments), mettre
le drapeau (petit papier pour cacher l’oeilleton, le rétro/viseur, de la cellule), faire le parloir sauvage (crier d’une cellule à l’autre),
fumer une sèche, tirer
une
barre, griller un tam-tam (fumer), et les noms pour des objets
utlisés: le yoyo (ficelle pour
envoyer les messages d’une cellule à l’autre), le
téléphérique (élastique
pour faire passer un objet d’un bâtiment à l’autre), le toto (toto-pirate), la
chauffe ou la chauferette pour le thermoplongeur.
En ce qui concerne le vêtement des détenus, il
a donné lieu aux transpositions métonymiques suivantes: le
zèbre (emploi péjoratif du nom de
l’animal avec l’allusion aux rayures de l’uniforme du détenu) et le
drogué (à ne pas confondre avec le
toxico), en relation avec l’étoffe
de laine de bas prix appelée „drogue”, servant de tissu à la tenue pénale
d’hiver des détenus.
Une série de verbes imagés rappelle directement
la chute ou l’immobilisation du malfaiteur:
plonger,être plongé, être bloqué,
tomber, chuter, se faire serrer, se faire pincer, se faire piquer, se faire
emballer, se faire coincer, se faire boucler, se faire lourder (venant de la métonymie lourdes désignant la porte de fer
lourde de la prison). Ceci rappelle
les intruments de l’immobilisation: la
cadène, les gourmettes
(chaînettes utilisées pour les chevaux),
les durs et les poussettes (les chaînes
pour les „durs”, les bagnards des travaux forcés qui marchaient avec, en les
poussant). On leur passe souvent les
fers (allusion évidente à la matière de la
chaîne). Quelques métaphores expriment la réussite probable de
l’évasion: s’/arracher, mettre les
voiles, faire la planche, se plancher (venant du fonctionnement du bateau
-ou de la planche- à voile), faire la
belle, se mettre en belle (profiter de la belle occasion), faire la paire (allusion à la paire de jambes qui permet de
fuir).
Examinons enfin le domaine de la drogue: les
métaphores se limitent aux seuls effets et conditionnements, mais en ce qui
concerne la matière qui constitue la drogue, on relèvera des métonymies. Ce
phénomène prend en compte, à mon sens, le caractère social dans lequel le
locuteur se trouve impliqué: si l’argotier est capable d’une création riche
lorsqu’il est en prison, c’est peut-êre parce que, arrivé à ce stade, il ne
lui reste rien d’autre à faire et la création ainsi mise à l’oeuvre
manifestera en grande partie un caractère (crypto-)ludique fortement marqué.
Cependant le petit
toxico, le
dealer ou l’accro se trouvent dans des conditions sociales extrêmement dures: il
est difficile et risqué de se procurer les narcotiques désirés. D’autre part,
l’usage de la came quand il devient
une nécessité, aboutit souvent à un état de dépendance dont on ne sort pas,
dans la plupart des cas, voire à la mort („mourir d’OD”:d’„overdose” -et pas de „surdose”!-).
Cette réalité sociale peut sans doute expliquer
le fait que les locuteurs dans cette situation et dans cet état n’ont
peut-être pas envie de jouer avec le langage. Il reste cependant nécessaire
d’adopter une forme cryptyque pour cacher leurs agissements, c’est pourquoi la
forme et la matière des produits prohibés appellent spontanément la métonymie
ou la synecdoque, figure qui met directement en relation le produit
indispensable consommé et la matière (poudre,
feuille, herbe, brown sugar, sucre, caillou, shit, coca, dross, pasta)
dont il est constitué (huile, acide,
résine) ou sa couleur (blanche,
neige, ice -allusion à la transparence-,
yellow, black, chocolat, marron,
noir/e, etc.), la forme de
l’emballage et le mode de conditionnement dans lesquels il est livré (barrette, galette, boudin, parachute,
paquet, bonbonne, buvard, timbre, savonette). Nous avons toute une liste
pour désigner les différentes doses
mettant en relation la valeur d’achat de la
matière et la grandeur de l’élément de comparaison: cassette, disque, paquet, voiture,
chambre, chambre d’hôtel, studio, appartement, bungalow, hôtel, immeuble,
etc.
Ce n’est qu’à propos des modes de consommation
et des effets qu’on peut constater des créations métaphoriques en particulier
utilisant les formes verbales, souvent empruntées de l’anglais, désignant
l’évolution physique et psychique du toxicomane:
accrocher, se fixer, délirer, zoner,
planer, faire un trip, avoir le ticket, se défoncer, être stone, se speeder,
se destroyer, être dans le cosmos, avoir un flash ou un flash-back, sevrer, décrocher, etc.
Quant à l’utilisation de certains produits, on
notera des locutions verbales évoquant une disposition linéaire:
se faire une ligne, se faire un rail.
Enfin, pusiqu’il est question ici de l’utilisation des produits, je
remarquerai, à côté de ces figures métonymiques, une belle transposition
métaphorique: boire à la source,
dans le sens de se ravitaller chez le fournisseur, qui rentre parfaitement
dans l’univers imagé de ce parler.
En guise de
conclusion
Ces procédés expriment donc bien les rapports
particuliers entre l’usager et les choses dont il parle, sa façon spéciale de
les considérer. Cette vision me paraît originale par les modes de vie
excentriques qu’elle reflète. Ces transpositions sémantiques toujours vivantes
sont d’un grand intérêt linguistique, car elles nous renseignent sur l’origine
des mots, sur les moeurs, la mentalité et la vision des choses des sujets
parlants.
Ces changements sémantiques traduisent donc cette mutation constante d’un vocabulaire qui joue avec le sens des mots, les images. La richesse du lexique argotique paraît donc évidente. Elle témoigne bien de la vigeur de cette langue qui crée sans cesse de nouvelles images, de nouveaux synonymes. Ce lexique est aussi le miroir d’une langue argotique saisie à un moment donné, et de ce fait il ne peut être exhaustif: la créativité des argotiers se manifestant au gré du jeu de cryptage-décryptage qui permet à ce langage de conserver toute sa vivacité.
(Actes des 4es Journées d’études françaises. Szerk. T. Őrsi. (Acta Academiae Paedagogicae Agriensis XXX.) Eger, 2004. 169–78)