La créativité lexicale de
l’argot policier et criminel français
1. Introduction
Chaque profession, chaque métier possède en propre
un ensemble de mots plus ou moins important qui constitue la terminologie de l’activité
en question. C’est ainsi que militaires ou marins, ingénieurs ou médecins
utilisent entre eux un vocabulaire spécial, un technolecte, souvent
inintelligible pour les profanes. Il en est de même en ce
qui concerne la langue des policiers et celle des truands, caractérisées
toutes deux par leur extraordinaire richesse lexicale.
Le vocabulaire de l’argot comporte en effet deux
aspects: la création lexicale proprement dite et l’utilisation détournée de
termes déjà existants par transpositions sémantiques et formelles. Dans ce
travail je m’intéresserai
aux procédés sémantiques de cette création, en étudiant plus particulièrement
les figures (métaphores, métonymies et synecdoques), ainsi que le phénomène de
la “signification multiple”, suivant la définition et le classement d’Ullmann
(1953), comme celui de la synonymie, de la polysémie et de l’homonymie (bien
que la synonymie ne soit pas considérée comme un procédé de formation
proprement dit).
Nous verrons que les figures constituent une
première série de synonymes, ou quasi synonymes, et que la valeur polysémique
de certaines expressions compléxifie cet ensemble, mais que d’autres mots de sens
voisin peuvent venir enrichir le répertoire synonymique. Je considérerai
ensuite toutes les créations argotiques soulignant l’aspect ludique que l’on
rencontre dans les calembours, les jeux de mots et les antiphrases.
Je terminerai en prenant en considération les
emprunts à diverses langues qui apparaissent en grand nombre, en ce qui
concerne tout particulièrement l’argot actuel, et les résurgences du vieil
argot, bien sûr.
Tous ces procédés mettent en évidence qu’au-delà de
l’aspect crypto-ludique, c’est la grande richesse et la grande créativité
lexicale de cette forme langagière qui est partout à l’oeuvre, affirmant la
grande vitalité de ce langage dynamique, en perpétuel renouvellement, et soulignant
la motivation de la création et le penchant à l’innovation de l’argotier.
2. Les figures de
signification: les “images” de l’argot
Les substitutions de sens cryptologiques ne
s’écartent pas, en apparence, des formes ordinaires de la langue claire.
L’argotier forme des mots par dérivation, composition, troncation, métaphore,
synecdoque, métonymie, emprunts, résurgences, etc, et il est souvent difficile
de démêler si on a affaire à une création technique, à une forme expressive ou
à un mot secret: les trois fonctions se chevauchent et se confondent.
Toutefois l’hypertrophie de certaines formes semble indiquer qu’elles assurent
une fonction cryptologique. Les modes les plus courants de la création
cryptologique sont la métonymie (bracelets
ou pinces pour les menottes,
bastos pour la balle d’arme à feu,
pétard pour le pistolet ou la
cigarette de hashish, fracassé pour
le drogué, galère pour la situation matérielle difficile, etc.) et la
métaphore. Ce premier procédé indique une caractéristique permanente,
intrinsèque de l’être ou de la chose qualifiés, il consiste à désigner une
chose par l’une de ses qualités, l’un de ses aspects, conçu
comme permanent et essentiel (bleu
pour le policier d’après l’uniforme,
casser pour cambrioler, bavard
pour l’avocat, le curieux pour le juge, calibre pour l’arme de poing,
képi pour l’agent de sûreté,
Pascal, Curie pour les billets de
500 francs, etc.). La métaphore, quant à elle, fonctionne par similarité de
sens (arnouch pour le policier qui
siffle comme le serpent, poulet pour
le policier en civil qui glane les renseignements comme le poulet picore les
grains, etc.).
On sait que les créations
argotiques sont souvent le produit de “machines à créer”, de matrices
sémantiques (Calvet, 1993). Dans tous les cas, on voit que la productivité
paradigmatique repose sur une image initiale qui la justifie et rend les mots
transparents pour les utilisateurs du code, mais opaque pour ceux qui ne le
connaissent pas.
Les noms argotiques du policier relèvent de
différentes matrices. La première est fondée sur l’image du policier en civil,
du poulet, qui explique le paradigme suivant:
perdreau, piaf,
poulardin, poulman,
royco (une marque de potage au
poulet), hirondelle, ainsi que
poulaille,
maison poulaga, volaille
pour la police, etc. La seconde matrice concerne les policiers en uniforme qui
sont supposés avoir des manières brutales: ce sont les
cognes (ils cognent), des
bourres (ils vous bourrent de coups) et de là des
bourrins ou des bourriques
.
traditionnels. Certains s’analysent en termes de tropes:
métonymies, synecdoques
(lame
pour le couteau), métaphores (caviar
pour l’argent, caisse pour la
voiture) qui est le trope le plus fréquent fonctionnant par similarité de
sens.
Je donnerai ci-dessous un classement systématique
des différentes figures, par domaine délinquantiel (prison, proxénétisme,
vols, argent, etc.) et pour la police, que j’ai pu relever au cours de mon
enquête et
dans mes recherches. Dans ce dernier domaine un grand nombre de métaphores
jouent sur le personnage lui-même. Ce glissement de sens est fréquent dans le
vocabulaire employé par la police elle-même:
planton (faire le planton
devant le 36), faire la
plante verte,
mitonner. Nous avons une série synonymique des verbes métaphoriques
désignant la maladresse du policier:
avoir le coup de chaleur, se faire brûler, se faire griller, se faire
caraméliser, se faire mordre, se faire cramer, se faire détroncher.
Dans le vocabulaire employé par les voyous pour
désigner les policiers, la série de transpositions métaphoriques animalières
est remarquable: les volatiles - poulet, perdreau,
piaf,
hirondelle; les équidés -
bourre, bourrin,
bourrique, roussin; autres
– arnouch,
lapin ferré. Nous trouvons également
une série de métaphores jouant sur une caractéristique du policier et
employées de façon
dépréciative: cow-boy, Starsky,
fouille-merde, cogne, bourre,
zombie,
mickey, pastaga-calva,
biturin,
blair/e. Nous avons trouvé quelques métaphores qui jouent avec des
objets propres aux policiers: papillon
pour l’avis de conravention (on le considérera comme une métaphore, si on
prend en compte la légèreté du vol de cet insecte, ou comme une métonymie,
si on associe le papillon à la déformation du mot papier),
gomme (valeur métonymique si on
considère uniquement que la matière désigne l’objet, mais valeur métaphorique,
si le sens rappelle celui qui permet d’effacer ... la faute, voire le
sourire...); nous pouvons ajouter à ces exemples les termes suivants:
sous-marin,
cage,
cuve, tube pour la voiture
de police banalisée; moulin à café
pour l’hélicoptère de police; épingles, pinces,
pincettes,
gourmettes, bracelets pour
les menottes; maison poulaga,
maison poulaille,
poulaille pour la police.
La série des métaphores, qui portent sur certaines actions
de la police contre les malfaiteurs, est aussi assez longue:
borgnoter, ferrer, loger, mettre au chaud, coincer, faire tomber, faire
une descente, prendre aux pattes.
Continuons ces séries métaphoriques avec les termes
péjoratifs et ironiques pour l’indicateur de police, qui prennent en compte un
trait de caractère ou un aspect du comportement:
balance,
mouton, taupe,
mouche,
mouchard, cafard. Tous ces
hommes de paille de la police
peuvent leur donner un tuyau,
se rencarder sur le mec.
Une longue série synonymique de verbes désignant le
fait d’avouer
est composée également de termes métaphoriques:
jeter, r/envoyer l’ascenseur, vendre, donner, commérer, accoucher,
s’affaler, s’allonger, se déballoner, dégeuler, manger le morceau, casser le
morceau (de la police), en manger,
se mettre
à table. On trouve quelques verbes métaphoriques désignant le
fait de nier: faire le bal, chanter la
messe et désignant le fait de fuir
la police: se mettre au vert, mettre les
voiles, se tirer en douce.
Dans le domaine du vol, il est
fréquent de préciser la “spécialité” du voleur à l’aide des termes
métaphoriques: rat (d’hôtel,
d’appartement), tireur et
plongeur,
alpiniste, enquilleuse. Le
fait de voler est également exprimé par des glissements de sens:
blanchir, nettoyer, tout comme les
outils qui permettent le vol ou le braquage:
plume, serinette,
pruneau. L’univers métaphorique de
ce domaine est enrichi d’un exemple pittoresque:
cul-de jatte précisant d’une façon très expressive une spécialité du
vol: le malfaiteur opère en voiture, donc on ne voit jamais ses jambes. Pour
l’action de voler une série de verbes métaphoriques est donc à noter, soit
exprimant le geste du vol: tirer, gratter, ratisser, ratiboiser, faucher, carotter (tirer la
carotte) -avec une connotation agricole (jardinière) pour ces trois derniers
verbes-, soit le fait de dépouiller: taxer, soit un emploi ironique d’un verbe technique:
repasser. Quant aux métaphores
transposant l’image de la lessive, elles sont apparentes dans les expressions
suivantes: nettoyer, éponger, lessiver,
essorer.
Pour parler de la fabrication des faux billets, on
cache le sens derrière des images vraiment originales: on parle de la
photo d’anniversaire, de la
photo de
mariage et du gâteau
d’anniversaire.
transpositions métaphoriques pour qualifier le proxénète
est construite sur l’image du poisson. Selon une hypothèse le
souteneur (maquereau) aurait été
nommé comme le poisson parce que ce dernier a pour fonction, à l’époque des
amours, de servir d’intermédiaire entre les harengs mâles et les harengs
femelles; et ce “maquereau- souteneur” explique la longue série:
maquereau,
hareng, hareng-saur,
dos-vert,
barbeau, barbillon,
goujon,
brochet, poiscaille.
L’image de la prostituée est aussi identifiée
à
certains animaux, comme le cheval:
cocotte, cheval,
bourrin, ponette,
ponifle,
pouliche et comme les crustacés:
crevette, langouste,
langoustine, et les poissons:
morue et
limande. Une autre métaphore apparente la grosse prostituée au
boudin. Toutes ces dames vont au
turf pour en revenir à la métaphore
chevaline (la prostitution étant parfois assimilée aux métiers des courses).
Je n’ai
relevé aucune métonymie, aucune synecdoque dans le domaine de la prostitution,
sauf deux locutions verbales connues:
faire le bitume, faire le trottoir. Dans ce domaine, du reste, on constate
peu de créations récentes, sans doute parce qu’ il s’agit là du plus vieux
métier du monde...
Le domaine de la prison quant à lui fournit
également un très grand nombre de séries métaphoriques. Pour l’emprisonnement
on remarquera que le thème de l’enfermement est lié aux petites dimensions
(pour la cellule: placard,
cage,
trou, violon,
ratière, ours),
et lourde qui rappelle l’idée du
lieu fermé, faisant allusion à la porte lourde de la prison. Ajoutons le
composé périphrastique péjoratif, tas de
pierre évoquant à la fois une idée d’étouffement et du lieu tellement
fortifié qu’il est infranchissable. Cet enfermement est aussi lié à l’idée de
la température basse de la cellule et à la maladie qui donne lieu à une série
métaphorique de verbes: descendre à l’ombre, aller au frais, aller au frigo (excepté:
aller au chaud à Marseille);
être contaminé, être malade, être
fatigué, être à l’hôpital, être à la clinique. Cet emprisonnement est la
conséquence du verdict prononcé par les
fromages (ce mot ironique rappelle peut-être l’aspect coulant de certains
fromages évoquant, pour le condamné, l’attitude possible des jurés, attitude
hostile et puante).
Une série de verbes imagés rappelle directement la
chute ou l’immobilisation du malfaiteur:
plonger, bloquer, tomber, chuter, se faire serrer, se faire pincer, se faire
piquer, se faire emballer, se faire coincer, se faire boucler. Ceci évoque
les instruments de l’immobilisation:
cadène, durs,
pinces, pincettes,
épingles,
gourmettes et bracelets
(ces derniers termes étaient déjà mentionnés appartenant aussi au vocabulaire
du policier).
Pour
rester dans le domaine de la prison, on signalera que les détenus ont inventé
des dénominations métaphoriques pour le surveillant:
greffier, chat,
crabe,
maton, porte-clé,
rondier et pour le prisonnier, dans
ses attributions: prévot (le chef de
chambrée à qui on confesse facilement),
gameleur, garçon (qui
servent des repas). En ce qui concerne les “activités” carcérales, elles
permettent de passer le temps. Ainsi on aura les verbes:
piquer les dix (tourner en rond -faire dix pas- entre quatre murs),
prendre des bonbons (médicaments),
mettre le drapeau (cacher le
rétroviseur -l’oeilleton- d’un
papier), et les noms pour des objets utlisés:
yoyo (ficelle pour envoyer les
messages d’une cellule à l’autre),
téléphérique (élastique pour faire passer un objet d’un bâtiment à
l’autre), toto-pirate,
chauffe,
chauferette (le thermoplongeur). Et enfin, quant à l’évasion,
apparaissent quelques verbes impliquant l’échec, comme
chuter, mais également la réussite
probable: arracher, faire la belle,
faire la planche.
Le glissement de sens par voie de métonymies est
fréquent en parlant du policier, qui est désigné par un élément de son
vêtement: pélerin,
bleu,
képi. Le pic-vert est une
allusion péjorative aux épaulettes vertes du jeune policier. Ce procédé est
employé aussi pour désigner les accessoires du policier: la
gomme ou la
goumi pour la matraque et le
calibre, terme utilisé aussi bien par le malfaiteur que par le policer.
Nous rencontrons une autre métonymie pour désigner le commissariat:
car (quart), et enfin, pour arrêter les malfrats, le policier peut,
au choix: faire un crâne, faire un
marron, faire un bâton, faire un chocolat.
Quant aux malfaiteurs, ils usent des figures
ci-dessous pour qualifier des armes. Elles sont exprimées par les images
suivantes: calibre,
pétard, pompe,
lame. Quand ces malfaiteurs sont
condamnés, ils peuvent se faire mal
ou se raquer
cher, mais peuvent compter sur leur
baveux, leur bavard avant
d’être jugés par le curieux. Quant
aux délits, ils sont divers, mais on remarquera que la
pointe désigne le viol, tandis que
l’auteur est désigné par le mot
pointeur.
Une autre série métonymique est construite sur
l’idée de tuer. On trouvera soit une référence clinique ayant rapport au
cadavre: refroidir, soit une
référence à la position de la victime: descendre, soit à l’élimination de l’individu:
escarper. Pour le vol on peut citer
les verbes casser, bouger, déménager.
En ce qui concerne le vêtement des détenus, il a donné
lieu aux transpositions métonymiques
suivantes: zèbre,
drogué (à ne pas confondre avec le
toxico), en relation avec les tissus
utilisés, et on leur passe souvent les fers (allusion évidente à la matière de la chaîne).
Examinons enfin les drogues. En ce qui concerne la
matière qui constitue la drogue, ne figure aucune métaphore, mais on
remarquera plus spécialement des métonymies. Pour ce qui est des effets de la
drogue et le mode de conditionnement de ces produits, au contraire, on
relèvera un certain nombre de métaphores. Celles-ci existent, comme on l’a vu,
en très grand nombre pour le domaine de la prison. Ce phénomène prend en
compte, à mon sens, le caractère social dans lequel le locuteur se trouve
impliqué: si l’argotier est capable d’une création riche lorsqu’il est en
prison, c’est peut-être parce que, arrivé à ce stade, il ne lui reste rien
d’autre à faire et la création ainsi mise à l’oeuvre manifestera en grande
partie un caractère (crypto-) ludique fortement marqué. Le domaine de la
drogue correspond aujourd’hui à des conditions sociales extrêmement dures
-pour le petit toxico, pour le dealer ou pour l’accro, il est difficile et
risqué de se procurer les narcotiques désirés-. D’autre part, l’usage de la
came quand il devient une nécessité, aboutit souvent à un état de dépendance
dont on ne sort pas, dans la plupart des cas, voire à la mort (“mourir d’OD”).
Cette réalité sociale peut sans doute expliquer le fait que les locuteurs ne
créent pas, en général, de métaphores (figures à caractère souvent ludique
comme on l’a vu), mais utilisent de préférence une forme de la métonymie, la
synecdoque, figure qui met directement en relation le produit indispensable
consommé et la matière (poudre, feuille,
herbe, sucre, caillou, coca, pasta) dont il est constitué (huile,
acide, résine) ou sa couleur (blanche,
neige, chocolat, marron, noire,etc.), la forme de l’emballage et le mode
de conditionnement dans lesquels il est livré (barrette, galette,
boudin, parachute, paquet, bonbonne,
buvard, timbre, disque, cassette), ainsi que la liste énumérée pour
l’argent désignant, dans ce contexte, les différentes doses:
mégra (un gramme),
sédo (5 ou 10 g), halfapound
(225 g), once (290 g),
pound (450 g),
plaque (500 g), loki, hôtel,
voiture, studio, appartement,
bungalow, immeuble (généralement
un kilo chacun), etc.
Les locuteurs dans cette
situation et dans cet état n’ont peut-être pas envie de jouer avec le langage,
mais il reste cependant nécessaire d’adopter une forme cryptique pour cacher
leurs agissements, c’est pourquoi la forme et la matière des produits prohibés
appellent spontanément la métonymie ou la synecdoque. Ce n’est qu’à propos des
modes de consommation et des effets qu’on peut constater des créations
métaphoriques en particulier utilisant les formes verbales, souvent empruntées
de l’anglais. Voilà une série de transpositions métaphoriques désignant
l’évolution physique et psychique du toxicomane:
accrocher, se fixer, délirer, zoner, planer, faire un trip, avoir le
ticket, se défoncer, être stone, se speeder, se destroyer, être dans le
cosmos, avoir un flash (ou un flash-back), se faire une ligne, se faire un
rail, sevrer, décrocher, etc .
Quant à l’utilisation de certains produits, on
notera les locutions verbales suivantes:
se faire une ligne, se faire un rail,
ces figures métonymiques évoquent une disposition linéaire. Enfin, pusiqu’il
est question ici de l’utilisation des produits, je remarquerai, à côté de ces
métonymies, une belle transposition métaphorique:
boire à la source, dans le
sens de se ravitaller chez le fournisseur, qui rentre parfaitement dans
l’univers imagé de ce parler.
Si l’on veut faire un bilan, on peut constater,
d’aprés ce relevé, que les métaphores sont de loin les figures les plus
utilisées. Elles concernent aussi bien la police que les catégories
délinquantielles examinées (vols, prostitution, prison, argent- hormis la
drogue). Elles aboutissent à la création d’un lexique composé principalement
de noms, surtout des noms simples, et de quelques noms composés (toto-pirate, lapin ferré, fouille-merde,
pastaga-calva, moulin à vent, moulin à café, etc.), et de quelques verbes
(s’affaler, se déballoner, s’allonger,
accoucher, pincer, épingler, etc.) ou locutions verbales (faire tomber, faire une descente, se mettre
au vert, faire le bal, chanter la messe, piquer les dix, etc.).
Les
métonymies sont également présentes comme on vient de le voir, mais elles sont
en moins grand nombre que les métaphores. Elles concernent aussi les
différents milieux envisagés et on peut constater, de même, la création en
grande majorité de noms simples (goumi,
képi, bleu, calibre, mouton, balance, car, lourde), dont certains sont des
noms propres (Bonaparte, Pascal, Curie,
Montesquieu pour le domaine de l’argent uniquement). Les noms composés
sont en nombre extrêmement restreint (pic-vert);
apparaissent également quelques verbes ou quelques locutions verbales (faire un crâne désignant l’arrestation
de l’individu, faire un marron, faire un
chocolat désignant l’arrestation d’un ressortissant au teint coloré,
faire un bâton, désignant le
décomptage des individus à l’aide de bâtons, etc.).
La création de toutes ces figures témoigne donc de
la très grande productivité de la part de tous ces milieux. Elle révèle aussi
la capacité, de la part des voyous, à manier l’ironie. Ainsi pour dénommer les
forces de l’ordre, ils ont recours par exemple aux métaphores suivantes:
poulet, perdreau, piaf, hirondelle,
lapin ferré... Certaines métaphores peuvent avoir un caractère méprisant:
fouille-merde, pastaga-calva, cow-boy,
d’autres peuvent dénoter la rancoeur:
cogne, bourre. Dans les métonymies qui suivent on retrouve un caractère
ironique: dans pic-vert p.ex., et le mépris dans les expressions désignant les
malfrats vendus aux flics: mouton,
balance. Le sens du raccourci s’exprime à travers les métaphores désignant
les objets: calibre,
prune, balle, pruneau, tire, caisse,
rossignol, épingle, pince, pincette, bracelet, ou les synecdoques et
métonymies: calibre, pétard, pompe
pour les objets, rond,
Bonaparte,
Curie... pour l’argent, et
gris, rose, jaune pour les faux-papiers. Ce vocabulaire est donc bien
marqué par un caractère affectif et très expressif.
Ces transpositions sémantiques toujours vivantes
sont d’un grand intérêt linguistique, car elles nous renseignent sur l’origine
des mots, sur les moeurs, la mentalité et la vision des choses des sujets
parlants (on a pu le voir en particulier à propos de la drogue).
Ces procédés expriment donc bien les rapports
particuliers entre l’usager et les choses dont il parle, sa façon spéciale de
les considérer. Cette vision me paraît originale par les modes de vie
excentriques qu’elle reflète: les métaphores sont souvent recherchées et
poétiques, témoignant de la fantaisie ludique de leurs créateurs, quant aux
métonymies, elles sont toujours d’une grande précision, dans le contexte que
je viens de décrire.
3. La
signification multiple: la synonymie, la polysémie et l’homonymie; les jeux
sur le signifié
J’ai déjà pu parcourir en partie la synonymie à
travers les transformations métaphoriques et métonymiques, constituant les
séries ou les quasi-séries des principaux domaines de mon étude (policier,
proxénète, prison, vols), et on la verra plus bas à travers la polysémie de
certaines de ces figures. Je m’attacherai donc ici à répertorier les termes
synonymes, pour tous ces domaines, en complétant la liste précédente,
l’ensemble du lexique n’étant pas pris en charge par les seules figures.
Certains signifiés n’ont pas de signifiant
argotique tandis que d’autres en ont de nombreux. Cette abondance de synonymes
est caractéristique de l’argot: les langues n’ont en général pas besoin de cent mots pour
désigner le policier ou de cinquante pour la prostituée ou la prison, les
argotiers utilisent un vocabulaire qui nomme peu de choses, mais le fait avec
de très nombreux synonymes.
II faut, pour comprendre cette prolifération de
synonymes dans quelques domaines sémantiques, considérer que l’argot est, à
l’origine, un jargon de métier. Chaque métier a son vocabulaire technique et
les truands ont donc le leur: ils constituent une société qui a ses pratiques,
ses acteurs, ses ennemis, et de nombreux mots pour les nommer, mais une
société qui ne se préoccupe pas de la politique ou de la philosophie. Ces
domaines de l’argot, ces champs sémantiques privilégiés, au vocabulaire
abondant sont donc en étroite relation avec l’histoire des sociétés
argotiques, des groupes sociaux parlant l’argot. C’est un milieu social qui
transparaît derrière le code, nous l’avons vu pour les figures, et le
vocabulaire nous donne la trace des activités des gens fréquentant ce milieu.
Prenons l’exemple de la drogue. De façon générale,
la drogue est en argot la came
(terme issu, par apocope, de “camelote”). Mais derrière ce mot générique, il y
a tout un champ sémantique extrêmement précis. Voici le relevé de quelques
synonymes à propos de la drogue: dope, matos, schnouff, snif, sniffette (drogue en général),
shit, herbe, H, hasch, chanvre, pétard,
joint, huile, noire, résine (pour le cannabis),
blanche, poudre (pour l’héroïne),
feuille, coca, poudre et crack, caillou (pour la cocaïne),
acide, buvard, timbre (pour le
L.S.D.), etc.
En ce qui concerne la consommation, la richesse
synonymique est aussi importante: se
camer, se doper, tabaquer, smoker, se fixer, se piquer, se piquouser, se
percer, se shooter, etc., il en va de même pour les effets:
faire un trip, avoir un ticket, se
speeder, se défoncer, etc.
On voit donc que, face à un vocabulaire de la
langue générale relativement limité (“se droguer”, “drogues”, “stupéfiants”),
on dispose ici d’une précision beaucoup plus grande, qui relève typiquement du
langage technique. Ce phénomène est aussi remarquable en ce qui concerne le
vol. Je rappellerai ici que certaines matrices sémantiques (celles, par
exemple, qui établissent un lien entre voler et fourbir, et les métaphores qui
en dérivent et qui se rapportent au vocabulaire de la blanchisserie), si elles
ont perdu leur caractère cryptique, conservent cependant une valeur expressive
très marquée, permettant aux locuteurs de donner libre cours à des sentiments
puissants (haïne, rage, ressentiment, violence) et qu’ils expriment par
l’intermédiaire d’images ironiques ou critiques. Ceci était vrai également
pour les figures, comme on l’a pu constater.
On a ainsi -depuis des siécles- toute une liste
impressionante de synonymes qui apparessent et correspondent tous au mot
français “voleur”, mais ces mots ne sont pas vraiment synonymes, chacun
désigne une certaine technique de vol, une certaine spécialité. P.ex. les
rats d’appartement suivant l’exemple
de rats d’hôtel qui sont des
cambrioleurs de chambres d’auberge, les
tireurs et les plongeurs sont
les spécialistes du “vol à la tire”, les “pickpockets”, l’enquilleuse est la voleuse qui cache son butin entre ses cuisses, l’alpiniste est spécialisé dans
l’escalade des balcons, le roulottier
vole des objets à l’intérieur des voitures, etc. L’argot dispose aujourd’hui
encore d’un lexique spécialisé que le grand public connaît plus ou moins bien,
au fur et à mesure que diminue la fonction cryptique, mais dont il ne perçoit
pas nécessairement les nuances.
Il existe en outre un grand nombre de verbes
généraux désignant le fait de voler, comme
chouraver ou chourer, faucher, taxer, tirer, piquer,
gratter, étouffer, ratisser, ratiboiser, repasser, essorer, lessiver,
nettoyer, éponger, etc. Ces mots sont aujourd’hui pratiquement connus de
tous, et leur utilisation relève d’un choix stylistique. Lorsqu’on doit
négocier le produit d’un vol, on passe par un
fourgue, un fourgat ou un
carreur (un receleur). Ces champs
sémantiques extêmement précis sont donc typiques des jargons de métiers.
Les véhicules avec lesquels circulent les policiers
sont caractérisés par les termes suivants:
borgnotte, sous-marin, soum, cuve, tube, cage, cageot, cagette, et
pour les voitures des malfaiteurs:
caisse, tire, reti, merguez, couscous, sauccisson, turv, turvoi, quesse,
secai, sucai, tuture, guingue, guinde, grosse allemande, nase.
Dans le contexte pris en compte dans mon étude,
c’est dans le corpus se rapportant aux policiers que j’ai trouvé le plus grand
nombre de vrais synonymes (une centaine), c’est-á-dire que les termes relevés
recouvrent pratiquement la même fonction:
flic, flicard, flicaille, keuf, keufli, schmitt, lapin ferré, poulet,
poulette, poulaga, poulman, poulardin, poulardoss, poul ’mins, poulaille,
perdreau, drauper, piaf, hirondelle, arnouch, pélerin, képi, kébour, bleu,
pic-vert, fouille-merde, cogne, bourre, bourrin, bourrique, roussin, planton,
plante verte, blaire, bédis, zombi, mickey, Strasky, cow-boy, biture, biturin,
pastaga-calva, condé, dek, dekis, kisdé, etc., sans compter les termes
plus anciens comme mouche, mouchard,
rossignol, vache, royco, renifle, etc. Nous pouvons constater que cette
liste est largement péjorative. Nous ajouterons les synonymes désignant la
police en général: Maison Poulaga,
flicaille,
flicaillerie, volaille,
poulailler,
maison de la poule, grande
maison, maison.
En ce qui concerne la prison (et la cellule), nous
avons déjà répertorié un certain nombre de séries de figures qui mettaient en
relief l’idée de l’enfermement, de l’étroitesse des lieux et de la température
qui règne auquel nous ajoutons d’autres synonymes, qui sont également très
nombreux: trou, gnouf, taule, ballon,
zonzon, zonpri, résidence secondaire, hôpital, hôtel, clinique, ratière,
lourde, chtiliben, violon, cabane, bloc, carluche, cellotte, luclé, centrouse,
chtar, clou, durs, lazaro, cachemitte, mitard, tarmi, placard, carpla, mite,
ours, planque, tas de pierre, volière, etc.
La substitution synonymique est une forme de
changement de sens constante dans les
parlers populaires. Le procédé n’a rien de spécifiquement argotique, mais on
comprend les possibilités qu’il offre à un langage secret. Il a été
constamment employé à des fins cryptologiques, c’est peut-être une des
principales lois de la création argotique qui met en évidence l’existence de
séries synonymiques ou de parasynonymes pour le policier, la prison, le
proxénète, la prostituée, les vols, les stupéfiants, l’argent, etc.. On voit
apparaître p.ex. au XVe siècle le mot "fourbe": "voleur" et la
parenté avec le verbe "fourbir" (nettoyer un objet de métal, le faire briller)
qui a fait du voleur, du fourbe, un "nettoyeur". Nous avons une image qui va
initier une matrice sémantique: puisque le voleur est un fourbe, que voler est
synonyme de fourbir, on disposera pour cette activité des verbes comme:
laver, nettoyer, blanchir, lessiver,
éponger, essorer, rincer, repasser, d’où des expressions comme
se faire nettoyer pour „se faire
dépouiller”, et aussi plus récemment les termes si fréquents:
blanchir l’argent, le blanchiment de
l’argent.
“Dénoncer” c’est
mange, peut-être parce que la police laisse l’accusé sans manger
jusqu’au moment où il avoue? On a toute une série:
manger le morceau, se mettre à table, en
croquer (être un indicateur), casser
le morceau, casser d’où un jeu
de mot: casserole (dénonciateur).
La prostitutée a été aussi, de tous temps,
assimilée à un cheval comme nous avons pu le mentionner (cocotte désigne à la fois un cheval et
une femme légère, aujourd’hui un bourrin est à la fois un cheval et une prostituée qui se donne par
vice au premier venu). On peut ajouter aussi la longue série synonymique:
bitch, ponette, ponifle, pouliche,
souris, boudin, langouste, dagoustine, crevette, entôleuse, leveuse,
michetonneuse, radasse, respectueuse, shampouineuse, tapin, tapineuse,
turfeuse, sac á bites, trottin, poufiasse, amazone, etc., sans oublier
morue et
limande, et cette liste n’est certes pas complète. Pour le
proxénète, à l’ensemble des métaphores que nous avons vu, ayant pour thème les
poissons, on peut ajouter la série synonymique suivante:
fish, proxo, homme, mec, mac, Julot,
costaud et passeur. Pour ces
deux dernières catégories il faut signaler qu’il y a des difiérences entre les
synonymes, puisque chacun correspond à une spécialité particulière de ces
métiers, on y trouve même une certaine hiérarchie (p.ex.
mac, Julot, passeur; amazone, tapineuse,
gagneuse, taupe, occasionnelle, professionnelle, coll girl, etc.).
Non seulement les mots connus changent de sens,
comme nous l’avons vu, mais ce sens est souvent fluctuant et la polysémie
règne. Certains d’entre eux sont polysèmes, c’est-à-dire ont des
significations différentes suivant les catégories délinquantielles: p.ex. le
terme dicdic est formé avec un
redoublement après aphérèse et signifie d’une part l’indicateur (indic), de l’autre le
sadique (pointeur); le même procédé de formation donne le mot
zonzon signifiant la prison dans le
langage des détenus et, comme terme d’origine onomatopéique, il signifie les
écoutes téléphoniques dans le langage policier;
taupe est un espion: un
mouchard, et une prostituée: la maîtresse du proxénète;
anniversaire et gâteau
signifient le “règlement de compte” pour le banditisme, mais les “faux
billets” pour les faussaires (plus précisément les films pour la fabrication:
photos ou
gâteaux d’anniversaire, photos
de mariage); planquer (ou sa
variante planter) veut dire “tuer”
pour les braquos, mais “se cacher pour surveiller” pour les flics. Le verbe
banquer signifiant “payer” en
français commun veut dire “payer ses erreurs”, “payer pour ses fautes”, donc “purger une peine de prison” dans le
langage des taulards. Le mot générique
travailler représente différentes actions délictuelles depuis “voler”
jusqu’à “assasiner” en passant par “racoler” et “cambrioler”. Le terme
matos signifie la drogue et aussi le
matériel cambriolé, tandis que le mot
caillou désigne la cocaïne pour les toxicomanes, mais il signifie l’argent
dans l’argot commun (et les pierres précieuses -le diamant-, les bijoux
-quelquefois faux- pour les délinquants), de la même façon la
galette désigne la drogue et
l’argent, l’item biscuit signifie
d’une part une arme et de l’autre l’argent, etc.
De plus, à l’intérieur de cet “argot des milieux”,
certaines formes langagières sont utilisées dans certains domaines, dans des
contextes particuliers et non ailleurs (p.ex.
trou,
mitard, purge: la prison;
allumeuse,
tapineuse: la prostutuée;
poudre: la drogue; sac: une dose
de stupéfiant; plongeur: le
pickpocket; emmener quelqu’un à la
campagne: l’isoler pour le corriger ou le tuer chez les proxénètes et les
racketteurs; descendre à la cave:
isoler quelqu’un pour l’interroger ou le frapper chez les braqueurs, plus les
mêmes que précédemment.
Nous avons un bel exemple ludique pour l’homophonie
parmi les mots d’emprunt unissant d’une façon inattendue les états d’extase et
de rêve provoqués par la drogue dans le terme
rave-party, qui a donné
rêve-party (soirée de rêve) en France, jouant à la fois sur la coïncidence
de prononciation des deux mots et sur le rapprochement de sens entre les deux
termes (folie, enthousiasme pour l’anglais, délire vague lié au sommeil en
français). Le terme drogué désigne
le toxicomane et le détenu habillé en droguet, en tenue d’hiver.
Parmi ces formes de calembour l’une des plus
populaires est l’équivoque sur les noms propres, en particulier, sur les noms
de lieux. On dit p.ex. aller à Cachan
pour se cacher. L’une des plus anciennes et des plus vivaces de ces
expressions est l’actuel battre à Niort
qui signifie “nier”: elle est le résultat d’une contamination entre “battre”
au sens argotique de feindre, mentir et de l’ancien
aller à Niort: nier, ou
aller à Montretout, pour la visite
médicale des prostituées. La Cour d’Assises a engendré l’expression
aller aux assiettes, tandis que
hélène s’est rapproché de l’héroïne,
tout comme marie-jeanne de la
marijuana (ce procédé est connu dans l’argot hongrois aussi, nous avons p.ex.
les termes mari, marcsi, mariska
calqués sur l’anglais marijane, tout
comme herold, helga pour héroïne,
géza pour Gracidin, etc.),
carole du cannabis et
bombay de la
bombe, c’est à dire de la drogue en général ou de l’héroïne. Ces
expressions ont été de tous temps utilisées par l’argot à des fins
cryptologiques.
J’ai relevé également un jeu de mot à partir de
l’expression casser le morceau qui a
donné la
casserole pour parler du dénonciateur, des litotes et des
euphémismes: Marius est éternel pour
dire: Marius est mort, pour „être en prison”:
être á l’hôpital, être á la clinique, être malade, être fatigué,
pour la „prison”: résidence secondaire,
pour "tuer": endormir, pour „être
repéré par la police”: avoir le coup de
chaleur, pour „être sous surveillance”: avoir de la fiévre, pour „être surveillé”:
être contaminé, etc.
L’argot signifie assez fréquemment le contraire de
ce qu’il semble vouloir dire. L’antiphrase est ainsi un procédé courant. Dans
ce domaine du jeu avec les mots on remarquera p.ex. que
brave, beau mec,
belle gueule désignent un voyou
d’envergure, et mon ami,
cousin,
tonton sont les dénominations familières pour parler des
informateurs de la police.
Certains jeux de langage, comme l’attraction
homonymique, naissent spontanément, tandis que les calembours sont inventés
consciemment à des fins de cryptage. Quant à l’onomatopée, c’est une création
spontanée renforcant l’aspect ludique de la créativité argotique en jouant sur
les sonorités. J’ai trouvé des exemples en nombre restreint, mais dans tous
les domaines concernés: piaf (le
terme, initialement onomatopéique et non argotique, désignait le piaillement
de l’oiseau typiquement citadin), crack
employé pour la cocaïne viendrait du bruit du coup de fouet, le verbe
biper rappelle le bruit de la
voiture de police faisant fonctionner les sirènes à deux tons,
zonzon évoque le bruit de la
sonnerie du téléphone et concerne les écoutes téléphoniques,
frac, fraquer imite le bruit de la porte qu’on fracture lors du
cambriolage, tuture pour la voiture
joue sur la sonorité du klaxon, tutu
(ou ami-tutu) simule le bruit de la
détonation sourde de l’arme à feu (en redoublant la première syllabe du verbe
tuer), les termes schnouff/er et
sniff/er imitent la respiration
nasale qui se produit au moment du reniflement de cocaïne, d’héroïne ou de
colle.
Je signalerai aussi un recyclage -résurgence ou
réutilisation- intéressant (phénomène que j’ai exposé dans l’introduction)
d’une ancienne expression imagée toujours actuelle
faire la belle pour parler de
l’évasion.
A partir de ce relevé, la richesse du lexique
argotique paraît donc évidente. Elle témoigne bien de la vigeur de cette
langue qui crée sans cesse de nouvelles images, de nouveaux synonymes. Une
étude sémantique serait bien sûr incomplète s’il n’était envisagé le problème
de l’emprunt des termes de mon corpus. Je vais donc m’attacher à présent à
mettre en évidence la provenance de ce vocabulaire.
4. Les emprunts
L’emprunt à l’anglais est nettement dominant,
recouvrant tous les domaines examinés, mais en très faible proportion en ce
qui concerne la prostitution et le proxénétisme (fish, fich, turf, bitch), les trafics
divers et armes (buisness, job; gun),
l’argent (macdo, bifteck, caviar),
le policier vu par le voyou (Strasky,
coy, mickey, cow-boy), un verbe désignant le fait d’être contrarié pour
les malfaiteurs (fliper,
flipper). Tous les autres termes
concernent le domaine de la drogue. On peut constater qu’un grand nombre de
ces mots s’est tellement adapté dans la langue française qu’ils ont formé des
dérivés parfaitement intégrés puisqu’ils utilisent pour leur formation des
suffixes habituels au français. Je ferai apparaître dans la liste ci-dessous
ces dérivés (shooteuse; se/shooter,
se/fixer, se/doper, se/destroyer, se/speeder, smoker, dealer, chourer,
bédaver, etc. s’assimilant aux verbes français en -er).
Les emprunts à diverses langues tsiganes sont
groupés essentiellement autour des thèmes du vol, de la prison, et quelques
exemples pour le dénonciateur, l’argent et le policier:
chourer, liaver, goulaver, bedo,
bedaver, bitchin, adjaver, natchave, tiraver -terme faux tsigane- verbe
téléscopé issu du verbe français "tirer", d’un infixe d’origine romani –av- et
du suffixe verbal français -er; chtar,
chtiliben, tchtilibem; pucave, boucave; ckéré; lové; bédis, pénaver, racli.
Les emprunts à l’arabe maghrébin recouvrent
différents domaines: le policier (arnouch),
la drogue -le cannabis-, et la maison de tolérence, en relation avec l’état
euphorique (kif), la prison (heps), la prostituée (barka), l’argent (flouse, flouze), la nourriture dans le sens de l’argent et de la
voiture (couscous, merguez).
Pour ce qui est des emprunts à l’italien, ils font
allusion soit aux individus, soit à la reconnaissance des individus, en
relation avec la police ou la prison (pula, sbire, ganache, trombiner, chaîne), et avec la prostitution (gonzesse).
Les emprunts au provençal ont la plus grande
longévité dans l’argot, à partir du mot générique pègre
jusqu’à la came. J’ajouterai que les termes
pègre et cambrioler sont
passés dans le vocabulaire courant. Les autres exemples (cadène, escarper, poufiasse) ne sont
pas nouveaux non plus.
Le groupe de mots suivant trouve son origine dans
le latin: craquer, piger, taule, turbin,
les avoir sur le cul. Et des mots tels que
fourgue et chignole
remontent à l’ancien français.
L’argot puise souvent ses sources dans les
dialectes ou dans des langages spécialisés, c’est ce que prouvent les exemples
suivants: tourbine, bigne, plumard
et calèche (ce dernier provenant du
langage marin).
Malgré la proximité géographique de l’Allemagne, je
n’ai pas trouvé beaucoup d’occurrences pour les emprunts à l’allemand. Elles
qualifient le policier (flic, schmitt)
et sont en rapport avec la drogue (schnouff/er) ou à la cellule de prison (chtibe).
Les emprunts aux langues espagnole, turque, russe
et asiatiques sont plutôt rares dans mon corpus, je n’ai trouvé que deux
exemples pour chacune: mater, peso;
caviar, chaouch; pouchka, kopec;
chandoo, shabu. Il y en a encore moins (un seul exemple) pour les emprunts
à la langue créole: zombie.
Ainsi donc si l’on a constaté la prédominance des
emprunts á l’anglais ou á l’anglo-américain, on peut dire que cela relève
d’une pratique quasi internationale et concerne tous les registres de la
langue, pas seulement l’argot. Pour les romanistes il est certainement
regrettable que l’argot ne puise plus aussi largement qu’auparavant dans les
fonds anciens tels que le latin, l’ancien français, le provençal ou les
dialectes pour enrichir son vocabulaire, mais, suivant le développement
technique, économique et social, il réserve la préférence aux emprunts á
l’anglo-américain qui influence depuis un certain temps tous les modes
d’existence de la majorité des pays et la France n’est pas étrangère à ce
processus. De même, les langues des pays voisins qui ont parfois fourni au
français des mots venant enrichir son lexique, ne sont plus autant
sollicitées. Pour ce qui est des autres emprunts actuels de l’argot, on
constate qu’il laisse une large place aux langues de diverses communautés
minoritaires, en particulier le romani, et en faible proportion l’arabe, le
turc, les langues asiatiques.
5. Résumé
Cet article permet de mettre en évidence, dans le
domaine de l’argot policier et criminel franrçais, la grande richesse de la
création argotique actuelle. Si le caractère crypto-ludique, qui est celui de
nombre de langages secrets, persiste, l’étude du lexique permet donc de mettre
en lumière l’abondance des créations, représentatives de la vigueur de cette
forme langagière. Richesse et créativité se traduisent ainsi à travers les
figures de styles: métaphores et métonymies principalement, et à travers les
séries de synonymes, jouant sur la polysémie, les homonymes et les divers jeux
de mots.
On a pu constater que les métaphores sont
nombreuses et présentes dans toutes les thèmes envisagées (celles de la
police, des malfaiteurs, des proxénètes et des prostituées) sauf dans celle de
la drogue. Les métonymies apparaissent dans tous les domaines et cette
fois-ci, particulièrement dans celui de la drogue. Dans l’ensemble, on
constate peu de créations récentes en ce qui concerne le proxénétisme et la
prostitution, quelles que soient les figures envisagées.
La richesse de ce langage se manifeste aussi dans
la multiplicité des synonymes et dans la polysémie. Cette prolifération de
synonymes est remarquable dans certains domaines, comme la drogue, et c’est
pour désigner le policier que l’on trouve le plus grand nombre de vrais
synonymes.
Dans mon corpus, peu de phénomènes ont pu être
relevés concernant l’homonymie qui surgit surtout dans l’homophonie et permet
ainsi la création de calembours, de jeux de mots et d’antiphrases, jeu
prolongé par l’utilisation de l’onomatopée. Les emprunts, quant à eux, sont
également signes de la vitalité de ce sociolecte.
Cette étude permet donc de constater d’une part la
grande créativité des argotiers et l’évolution rapide de ce langage qui joue
sur le cryptage-décryptage de la langue argotique et oblige ses utilisateurs à
toujours plus de créatitivé, créativité qui fait toute la vigueur et
l’originalité de ce parler. En conclusion, ce relevé traduit explicitement la
fluctuation constante d’un vocabualaire qui joue ave le sens des mots, les
images, les procédés morphologiques. Il est le miroir d’une langue argoitque
en permanente mutation, saisie à un moment donné de son évolution.
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